Free Bird ou Grover Lewis chez les Rolling Stones

Jonas Ayache @ayache46

Nous sommes en 1970, quelque part au milieu du désert texan, où un film est en train de se tourner. C’est un joyeux chaos, une véritable fourmilière en ébullition. Plus personne ne sait exactement qui fait quoi, ni même quand, mais une chose est certaine : tout le monde s’active dans la limite de ses compétences – ou de ce qu’il en reste. Le réalisateur gesticule, éructe, insulte tout ce qui bouge. Les acteurs baragouinent leur texte avec plus ou moins de conviction, tandis que les producteurs réfléchissent à de nouvelles stratégies pour se rendre invisibles aux yeux des organismes financiers.
Sur le plateau du Last Picture Show – un film hollywoodien respectable qui, à cet instant précis, semble avoir régressé au rang de farce médiévale – un homme se démène pourtant encore plus que les autres. Il tente d’interviewer des gens déjà au bord de la crise de nerfs, note fébrilement tout ce qui se dit et s’imprègne du moindre détail. Cet homme, c’est Grover Lewis. Myope mais redoutable à la machine à écrire, il incarne un journalisme iconoclaste, insolent et sans concessions.
Revenons quinze ans en arrière, dans ces grandes plaines écrasées par le soleil texan. À seize ans, le jeune Lewis ne perd pas son temps à bronzer ou à s’occuper de la ferme familiale. Son terrain de jeu, c’est la bibliothèque du coin, dont il dévore les livres avec l’appétit d’une coccinelle dans un nid de pucerons. Il écrit aussi, inlassablement : poèmes rythmés, chroniques musicales, articles enfiévrés sur les musiciens en vogue. Déjà, il impose sa plume et finit même par créer son propre journal lycéen.
Le temps file et l’emmène dans des revues plus ou moins respectables, certaines flirtant avec la presse pornographique – preuve que le journalisme finit toujours par se glisser là où on ne l’attend pas. Il fréquente d’autres écrivains et journalistes, se forge un style, affine son regard. Jusqu’au jour où il se retrouve sur le tournage du Last Picture Show. Un rôle secondaire lui est même accordé, une broutille. Mais son vrai talent est ailleurs : il espionne, écoute, enregistre mentalement chaque échange, chaque éclat de voix, chaque tension larvée.
Personne ne sera épargné par sa plume, pas même Peter Bogdanovich, les producteurs, ni les Allman Brothers. Son écriture est acide et impitoyable envers les puissants, mais empreinte de tendresse pour les petites mains de l’ombre – chauffeurs, accessoiristes, techniciens. Chez Grover Lewis, pas de fioritures, pas de maquillage : il retranscrit la réalité brute, chaque fête imbibée, chaque accrochage, chaque éclat de rire volé.
Son obsession ne réside pas dans le simple fait de dénicher le dernier scandale ou la révélation croustillante (bien que l’odeur du scoop ait toujours attiré les journalistes comme les requins vers le sang). Non, ce qui le fascine, c’est l’humain. Dénuder ses sujets jusqu’à les rendre plus grands qu’eux-mêmes. Montrer qu’un acteur, un figurant, un assistant plateau, ce sont des destins entiers, pas de simples pions sur l’échiquier hollywoodien.
Ainsi, il donne à voir ce que personne ne regarde. Comme ce dialogue (ou plutôt ce monologue) entre le chauffeur James et lui. Ou cette discussion sincère et naïve entre Jeff Bridges et Bill Thurman. Plutôt que de forcer des interviews frontales et stériles, il s’immisce dans le quotidien des acteurs, partage leur routine, leurs cuites, leurs silences. C’est ainsi qu’il obtient le meilleur d’eux, bien après quelques bières et une certaine désinhibition.
Cela demande du temps, de la patience, et une persévérance de chien de chasse. Grover Lewis les a toutes. Qu’il s’agisse de traquer Lightnin’ Hopkins pendant quatre jours ou de supporter les élucubrations de Lash Larue, ancienne gloire du western, il répond toujours présent. Quitte à tenir tête à des personnalités plus qu’imposantes, comme Joe Mitchum. Après tout, c’est un Texan.
Ce même tempérament lui vaudra d’ailleurs son éviction du Rolling Stone – le journal, pas le groupe. Son article sur The Last Picture Show lui apporte la reconnaissance, mais son caractère explosif lui attire bien plus d’ennuis. On l’accuse d’exagérer, d’inventer des anecdotes, de rendre ses articles avec des mois de retard – parfois même inachevés.
Beaucoup de ses détracteurs sont justement ceux qu’il a exposés, plume en main, révélant leurs travers et leurs vices. On murmure qu’ils lui en veulent. Joe Mitchum en tête de liste. Mais Grover Lewis assume tout. Il admet volontiers qu’il ne peut s’empêcher d’embellir la réalité, surtout lorsqu’il parle du Sud, sa terre natale.
“Il ne pouvait pas s’en empêcher quand ça tournait autour du Sud”, confiera de manière posthume un ami.
Ce Texan en rupture avec sa propre terre ne pouvait s’empêcher d’y injecter un mélange enivrant de fiction, d’alcool et de poudre à canon. Était-ce vrai, cette inscription gravée sous un miroir de salle de bains : “Les gens qui s’appuient sur les béquilles de la vulgarité sont des connards de fils de pute d’analphabètes” ? Seul l’agent d’entretien le sait, et il a gardé le silence.
Qu’importe. Accusations ou pas, Grover Lewis continue son petit bonhomme de chemin journalistique, en alternant entre chefs-d’œuvre et ratages complets. Parmi ses textes mémorables, on retiendra “Qui a tué Gus Hashford ?”, portrait d’un écrivain naïf et parano, englouti par Hollywood.
Le 16 avril 1994, il tire sa révérence. Une anthologie posthume rassemble ses écrits. Le Texas, soudain volubile face à la mort, lui décerne le titre de meilleur magazine writer de son temps. Et on écrira sur lui :
“Il ne lui restait plus comme choix que la mort ou la volonté de vivre. Grover Lewis, évidemment, a choisi les deux.”
Lorsque j’ai écrit cet article, confortablement installé devant l’ordinateur familial, une question m’obsédait : Grover Lewis pourrait-il exister au XXIᵉ siècle ?
Pourrait-on l’imaginer, carnet sous le bras, infiltré sur un plateau de tournage moderne ? Adossé au comptoir d’un vieux bar jazz de la Nouvelle-Orléans, en train de dégoter une anecdote qui tue ?
Philippe Garnier, biographe de Lewis, répond sans détour :
“L’article ne serait pas publié. Mais pire encore, personne n’en aurait rien à cirer. Parce que le cinéma a changé de teneur et d’importance pour nous. Parce que, paradoxalement, les films nous arrivent sous de tels flots de pré-publicité, making-off et autre fourrage à téloche que tout intérêt est perdu.”
Alors oui, peut-être que, par un caprice de Mère Nature, Grover Lewis aurait pu renaître à notre époque.
Mais nous l’aurions mis au chômage.
#Sources
Garnier, P. (2009). Freelance - Grover Lewis à Rolling Stone : une vie dans les marges du journalisme. Paris: Grasset.